La première partie de la descente
suit un délicat petit couloir de lichens cendrés et de mousses sèches.
Serpentant à travers les arbres selon un miracle botanique que je n’explique
pas, il conserve plusieurs traces de sabot qui me rassurent. Leurs
propriétaires ne descendent pas une paroi s’il n’y a pas de débouché. Après une
dizaine de minutes pourtant, le couloir de lichens s’arrête au pied d’un grand promontoire
rocheux. Cette terrasse m’offre à nouveau une vue superbe mais aucune
trajectoire visible pour poursuivre la descente. Le dénivelé et la végétation m’empêchent
de voir le littoral et la distance qu’il me reste à parcourir pour le rejoindre.
En contrebas, la forêt fuégienne engloutit les traces et je n’ai plus aucun
repère.
C'est après le grand promontoire rocheux que ça se gâte... |
Rapidement la pente est très
forte et la végétation des bosquets, trop dense pour avancer avec le sac. Cependant
avec la masse que représente ce dernier, la gravité me permet de traverser les
rideaux de végétation. Rapidement la progression se transforme en une chute par
paliers. Les arbres auquel je m’accroche la freinent, l’orientent plus ou moins
et m’évitent de prendre appui sur le sol de troncs pourrissant.
Dans cette forêt verticale, le
principal danger est de tomber dans le vide en s’extrayant de la végétation. La
visibilité ne dépasse pas 3 à 5 mètres et tout en descendant, j’essaie donc de
visualiser le changement de luminosité synonyme de risque imminent d’envol.
Il y a véritablement un état de
pleine conscience dans ces moments où l’on compense un environnement
inmaîtrisable par un très grand contrôle de tout ce qui dépend de nous. Cette
acuité des sens démultiplie les réflexes et les heureuses anticipations de gestes qui évitent de se vautrer, alors que tout a été conçu pour.
C'est ainsi que je décide de stopper ma "chute" pour évaluer où j'en suis. A quelques mètres se trouve en effet un
groupe de roches. Je parviens à y ramper. De ce promontoire, je vois que je
suis arrivé à destination. Cinq mètres en contrebas, le littoral est là. Tout
autour de ce petit promontoire, je débouchais sur le vide. Je préfère ne pas y
penser. La descente a duré une petite demi-heure. Une éternité.
Sitôt descendu les quelques
mètres me séparant du littoral : Pause !! Ce que j’ai accumulé dans
la descente permettrait de polliniser toute la Terre de Feu mais heureusement
en échange, je n’ai pas laissé trop de peau sur les branches. Je me remets en
route, content de l’opération mais la joie est de courte durée. Quelques minutes
plus tard, je me heurte à une nouvelle barrière. Liquide celle-là.
Une avancée de mer dans la
falaise.
Impossible de passer pour le
moment sans nager et malheureusement, je ne vois même pas où je peux remonter,
la paroi me faisant face étant à pic sur les premiers mètres. Il est 18 heures
et il fait donc nuit dans deux heures, la pluie décide de faire sa première
apparition de la journée. Il faut bivouaquer ici, on verra demain.
Dans mon malheur, j’ai la chance
de trouver rapidement une petite grotte. Elle est idéalement abritée des vents
dominants et plusieurs mètres au-dessus du niveau de la mer. A voir la taille
des plumes et l’odeur de volaille, elle doit d’ailleurs régulièrement abriter
le couple de condors qui me survolaient au cours de la descente. Après avoir
installé le bivouac et alors que l'averse s'éloigne, je retourne voir le passage ou plutôt la barrière liquide. Malheureusement même à basse mer, la
hauteur d’eau ne permet toujours pas le passage. Quelques mètres au sud de la
grotte, la retraite est également coupée par une voie d’eau de plusieurs
mètres. Me voici donc bloqué sur 50 mètres d’un littoral faisant face à la
balise Elizalde dont je devine la forme de l’autre côté de la baie. Je suis à
moins d’un kilomètre des grottes Gardiner, à moins de 3 heures de l’expédition
Gauchos Del Mar et du dépôt de vivres qu’ils m’ont préparé… Rageant !!
Oh héééééééé !!!!!! |
Alors que le soleil se couche, un
voilier apparaît. Vu l’heure, il doit certainement vouloir mouiller en face de
Puerto Espagnol. Si seulement, il pouvait me voir ! La mer est calme et il
suffirait de quelques minutes de zodiac pour me tirer de ce mauvais pas.
Cependant, malgré mes
gesticulations et mes cris, il ne me voit pas.
L'obscurité tombe, il faudra se
mettre à l’eau demain pour sortir de ce trou. Mon abri peut résister à la pire
tempête australe mais je ne peux pas dire que je passe pour autant la meilleure
nuit de l’expédition.
Allen Gardiner (1794 – 1851)
: Officier de marine devenu missionnaire, le capitaine Allen Gardiner accomplit en 1848 un premier voyage en Terre de Feu. Cette expérience est éphémère faute de ressources et un
deuxième voyage est organisé en 1851. Après trois mois de mer à bord de l’Ocean Queen, une équipe de 6 personnes
commandées par Gardiner arrive le 5 décembre baie Banner, sur l’île Picton (l’île
est aujourd’hui chilienne, face à la base de Moat, d’où partait mon
expédition). L’arrivée d’une tempête oblige à un débarquement en urgence et les
sept hommes sont livrés à eux-mêmes dès le début, puisque la météo ne permettra
pas un nouveau mouillage de l’Ocean Queen.
Dans la précipitation, les cartouches sont restées à bord.
Les provisions moisissent
rapidement sous le climat fuégien et faute de munitions, les missionnaires ne peuvent pas chasser.
En parallèle le contact avec les natifs Yaghans se passe mal. En conséquence dès le mois
de mars, à bord des 2 chaloupes en leur possession, les missionnaires
abandonnent l’île en direction de la baie Aguirre. Cette baie sous le vent de l'île Picton n’abrite aucune
ressource alimentaire et les Yaghans dont l’hostilité est grandissante, ne s’y
rendent jamais. Mais les effets du scorbut et de la sous alimentation couplés à l'arrivée de l'hiver, vont très vite remplacer cette menace initiale.
En octobre 1851, un navire de
renfort parvient à mouiller baie Banner. Une pancarte permet aux renforts de
découvrir, enfermé dans une bouteille, un message de Gardiner « (…) Nous serons à la baie des Espagnols (nota : aujourd’hui Puerto
Espagnol) qui n’est pas loin du cap Kinnaird (…) ».
Le 22 octobre, le navire de
renfort découvre des cadavres dans une grotte proche de la pointe Kinnaird et l’une
des 2 chaloupes. Malheureusement le mauvais temps ne permet pas de prolonger
les recherches. Le navire ne parvient à revenir qu’en janvier 1852. Le corps de
Gardiner et son journal sont retrouvés. Celui-ci s’arrête le 5 septembre 1851
: « Grandes et merveilleuses
sont les grâces de l’amour de mon bon Dieu. Il m’a maintenu jusqu’à présent, et
quatre jours durant, sans nourriture corporelle, sans souffrance aucune de faim
ni de soif. ».
La grotte où l’équipe s’était tragiquement réfugiée porte désormais le nom de Gardiner.