Le voilier appareille vers 06h30
et malgré mes cris, gesticulations et tintamarre de gamelles, il n’entend pas
plus que la veille l’agitation provenant de la petite grotte sur son tribord.
Comment lui en vouloir de préférer ce splendide lever de soleil sur le mont Campana
à mon vacarme vite dispersé par la brise matinale ?
Plus tard, la nage de
reconnaissance est tout aussi infructueuse. Plusieurs bras de mer s’enchaînent
le long de la paroi. Multiplier les allers retours aquatiques pour passer l’ensemble
du matériel ? C’est l’assurance de rapides hypothermies qui m’obligent à
accomplir ce passage en plusieurs jours. Or le long de cette satanée falaise,
je ne vois aucun autre site pour m’abriter en cas de dégradation des conditions
météo.
Si j’essaye, cela va mal se
passer, c’est une évidence. La limite est là.
A ce moment précis, je réalise
qu’en traversant ces bras de mer, je ne rentrerais pas et que j’ai encore la
chance dans mon malheur d’être face à des événements qui me laissent le choix.
Prévenir les secours n’est pas un
acte aisé à accomplir. Cela signifie l’arrêt de l’expédition. C’est reconnaître
que ça a merdé et que l’on oblige les autres à mettre en place toute une
organisation pour aller chercher un seul bonhomme qui faisait sa petite ballade. C’est rageant car physiquement je n’ai rien et suis juste bloqué par la mer
dans une falaise. Mitre est une région
où il est trop tard pour demander du secours lorsque cela ne va plus et ça, je le sais trop bien.
Mon message part. Toute la logique du quotidien se
transforme. Dès lors, il ne s’agit plus d’utiliser au mieux le temps et l'énergie
pour un mouvement. Il faut à l'inverse durer et étirer chaque
action pour que cette période statique s’écoule rapidement. La journée a
désormais deux objectifs : Eviter de se mettre en danger et ne pas laisser à l’esprit l’occasion de vagabonder vers les mauvaises questions.
Ainsi ma journée d’attente est
très organisée. Aux premières lueurs du jour, je prépare mes signaux visuels
(tente intérieure et tapis de sol jaunes, sac à piquet rouge et tout ce qui
peut être vu d’un bateau). En escaladant un peu la paroi, je m’assure ensuite
qu’aucune embarcation n’est à l’ouvert de la baie puis me rend dans le petit
espace de cette falaise où mon téléphone accroche les signaux satellites pour
un check. Après avoir acquis la certitude que rien n’évoluera dans l’immédiat, les
grands rendez-vous d’une journée d’attente sont les suivants.
7h30-8h30 : Plat lyophilisé
10h : 1 carré de chocolat
11h50 – 12h30 : Check des messages puis barre
énergétique de déjeuner
13h-14h : Plat lyophilisé
15h : pâte de fruit
16h30 : barre de pâte d’amande
18h-19h : Plat lyophilisé
20h30 : rentrée des signaux visuels avec la nuit et
check des messages.
La météo, changeante, nécessite parfois quelques ajustements mais le canevas est globalement respecté.
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Début du déjeuner |
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Fin du déjeuner |
Si ce programme peut paraître
rigide, le respect de ces actions simples me permet d’exclure toute source
d’hésitation, tout doute pouvant générer une initiative malheureuse dictée par
la peur. Les nerfs fatigués sont de très mauvais conseillers et de véritables
aimants à accident.
Je le vérifie d’ailleurs dès la
deuxième matinée d'attente. Après avoir versé l’eau chaude, je ne cale pas
correctement le lyophilisé et vlan, un petit coup de vent et celui-ci se déverse
sur mon pied. Le temps de retirer chaussure et chaussettes, le mal est fait.
Cette seconde journée commence donc par
le pied gauche dans une gamelle d’eau froide pour limiter des dégâts qui se limitent à une grosse cloque. Eviter au maximum tout risque d’infection ajoute
une occupation de l’esprit et cette brûlure m’assure d'avoir froid au pied nu pour le
reste de la journée… Un comble !
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8 remplissages par jour... Ma veste est redevenue propre |
Entre ces créneaux alimentaires,
la collecte d’eau est une occupation à part entière. A quelques mètres de ma
grotte, seul un suintement le long d’une paroi m’assure cet apport
indispensable. Chaque collecte est ainsi l’occasion d’une douche et le bras en
l’air une systématique remise en question de mon endurance psychologique :
« lorsque les gouttes se glissent à l’intérieur de la manche et roulent
tranquillement jusqu’à l’épaule… ».
A quoi pouvaient penser Gardiner et
ses compagnons d’infortune en attendant d'hypothétiques secours ? L'endroit n'a évidemment pas changé. Cette grande baie Aguirre surplombée par le massif des monts Campana, Piramide et Atocha. Avaient-ils également chaque après midi, la visite
d’une loutre profitant de la marée montante. Contemplaient-ils aussi ces
ballets d’oiseaux marins pressés ? Tous semblent respecter à la lettre une
logique qui ne se discute pas. Pour se rendre ou revenir de l’océan, tous suivent
scrupuleusement un trajet millimétré. A chaque espèce son altitude, son écart par rapport à ma falaise, ses horaires. Seuls ne respectent pas ces impératifs, les
mouettes dont je ne saisis ni le plan de vol, ni les horaires. Quelques pétrels géants passent également.
Souvent à contresens, le regard mauvais, ces derniers scannent le flux d’oiseaux
besogneux à la recherche de toute faiblesse exploitable. En parallèle le
couple de condors plane silencieusement à une altitude qu’aucun ne peut atteindre et supervise les bas coups de ces maraudeurs à qui il chipera les meilleurs morceaux.
Bref vous l'avez compris, entre les créneaux alimentaires, j'observe, je contemple et me raconte plein d'histoires... et là encore, je ne vous ai pas parlé de tous les pingouins de Magellan qui vadrouillent sous l'eau
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Devinette : Quel pied a vu l'eau chaude ? |