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mardi 27 octobre 2015

Etape 9 - 2e partie

2 mars


La première partie de la descente suit un délicat petit couloir de lichens cendrés et de mousses sèches. Serpentant à travers les arbres selon un miracle botanique que je n’explique pas, il conserve plusieurs traces de sabot qui me rassurent. Leurs propriétaires ne descendent pas une paroi s’il n’y a pas de débouché. Après une dizaine de minutes pourtant, le couloir de lichens s’arrête au pied d’un grand promontoire rocheux. Cette terrasse m’offre à nouveau une vue superbe mais aucune trajectoire visible pour poursuivre la descente. Le dénivelé et la végétation m’empêchent de voir le littoral et la distance qu’il me reste à parcourir pour le rejoindre. En contrebas, la forêt fuégienne engloutit les traces et je n’ai plus aucun repère.

C'est après le grand promontoire rocheux que ça se gâte...
Après plusieurs reconnaissances, je me lance dans la passe qui, tout simplement, me semble la moins pire de la falaise. Je sais qu’une fois engagé dans cette végétation, il n’y aura plus de demi-tour possible et j’espère ne pas me retrouver dans une barre rocheuse. Deux condors surgissent et me survolent tranquillement. Comme il y a deux jours, je suis bluffé par cette surprenante faculté d’apparaître dès que la situation n’est pas optimale. Sachant qu’ils ont une vue sur ce qui m’attend en contrebas, j’espère simplement qu’ils se trompent sur la probabilité d’une chute.

Rapidement la pente est très forte et la végétation des bosquets, trop dense pour avancer avec le sac. Cependant avec la masse que représente ce dernier, la gravité me permet de traverser les rideaux de végétation. Rapidement la progression se transforme en une chute par paliers. Les arbres auquel je m’accroche la freinent, l’orientent plus ou moins et m’évitent de prendre appui sur le sol de troncs pourrissant.
Dans cette forêt verticale, le principal danger est de tomber dans le vide en s’extrayant de la végétation. La visibilité ne dépasse pas 3 à 5 mètres et tout en descendant, j’essaie donc de visualiser le changement de luminosité synonyme de risque imminent d’envol.
Il y a véritablement un état de pleine conscience dans ces moments où l’on compense un environnement inmaîtrisable par un très grand contrôle de tout ce qui dépend de nous. Cette acuité des sens démultiplie les réflexes et les heureuses anticipations de gestes qui évitent de se vautrer, alors que tout a été conçu pour. 
C'est ainsi que je décide de stopper ma "chute" pour évaluer où j'en suis. A quelques mètres se trouve en effet un groupe de roches. Je parviens à y ramper. De ce promontoire, je vois que je suis arrivé à destination. Cinq mètres en contrebas, le littoral est là. Tout autour de ce petit promontoire, je débouchais sur le vide. Je préfère ne pas y penser. La descente a duré une petite demi-heure. Une éternité.

Sitôt descendu les quelques mètres me séparant du littoral : Pause !! Ce que j’ai accumulé dans la descente permettrait de polliniser toute la Terre de Feu mais heureusement en échange, je n’ai pas laissé trop de peau sur les branches. Je me remets en route, content de l’opération mais la joie est de courte durée. Quelques minutes plus tard, je me heurte à une nouvelle barrière. Liquide celle-là.
Une avancée de mer dans la falaise.

Impossible de passer pour le moment sans nager et malheureusement, je ne vois même pas où je peux remonter, la paroi me faisant face étant à pic sur les premiers mètres. Il est 18 heures et il fait donc nuit dans deux heures, la pluie décide de faire sa première apparition de la journée. Il faut bivouaquer ici, on verra demain.

Dans mon malheur, j’ai la chance de trouver rapidement une petite grotte. Elle est idéalement abritée des vents dominants et plusieurs mètres au-dessus du niveau de la mer. A voir la taille des plumes et l’odeur de volaille, elle doit d’ailleurs régulièrement abriter le couple de condors qui me survolaient au cours de la descente. Après avoir installé le bivouac et alors que l'averse s'éloigne, je retourne voir le passage ou plutôt la barrière liquide. Malheureusement même à basse mer, la hauteur d’eau ne permet toujours pas le passage. Quelques mètres au sud de la grotte, la retraite est également coupée par une voie d’eau de plusieurs mètres. Me voici donc bloqué sur 50 mètres d’un littoral faisant face à la balise Elizalde dont je devine la forme de l’autre côté de la baie. Je suis à moins d’un kilomètre des grottes Gardiner, à moins de 3 heures de l’expédition Gauchos Del Mar et du dépôt de vivres qu’ils m’ont préparé… Rageant !!

Oh héééééééé !!!!!!
Alors que le soleil se couche, un voilier apparaît. Vu l’heure, il doit certainement vouloir mouiller en face de Puerto Espagnol. Si seulement, il pouvait me voir ! La mer est calme et il suffirait de quelques minutes de zodiac pour me tirer de ce mauvais pas.
Cependant, malgré mes gesticulations et mes cris, il ne me voit pas.

L'obscurité tombe, il faudra se mettre à l’eau demain pour sortir de ce trou. Mon abri peut résister à la pire tempête australe mais je ne peux pas dire que je passe pour autant la meilleure nuit de l’expédition.


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Un peu d'Histoire
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Allen Gardiner (1794 – 1851) : Officier de marine devenu missionnaire, le capitaine Allen Gardiner accomplit en 1848 un premier voyage en Terre de Feu. Cette expérience est éphémère faute de ressources et un deuxième voyage est organisé en 1851. Après trois mois de mer à bord de l’Ocean Queen, une équipe de 6 personnes commandées par Gardiner arrive le 5 décembre baie Banner, sur l’île Picton (l’île est aujourd’hui chilienne, face à la base de Moat, d’où partait mon expédition). L’arrivée d’une tempête oblige à un débarquement en urgence et les sept hommes sont livrés à eux-mêmes dès le début, puisque la météo ne permettra pas un nouveau mouillage de l’Ocean Queen. Dans la précipitation, les cartouches sont restées à bord.
Les provisions moisissent rapidement sous le climat fuégien et faute de munitions, les missionnaires ne peuvent pas chasser. En parallèle le contact avec les natifs Yaghans se passe mal. En conséquence dès le mois de mars, à bord des 2 chaloupes en leur possession, les missionnaires abandonnent l’île en direction de la baie Aguirre. Cette baie sous le vent de l'île Picton n’abrite aucune ressource alimentaire et les Yaghans dont l’hostilité est grandissante, ne s’y rendent jamais. Mais les effets du scorbut et de la sous alimentation couplés à l'arrivée de l'hiver, vont très vite remplacer cette menace initiale.
En octobre 1851, un navire de renfort parvient à mouiller baie Banner. Une pancarte permet aux renforts de découvrir, enfermé dans une bouteille, un message de Gardiner  « (…) Nous serons à la baie des Espagnols (nota : aujourd’hui Puerto Espagnol) qui n’est pas loin du cap Kinnaird (…) ».
Le 22 octobre, le navire de renfort découvre des cadavres dans une grotte proche de la pointe Kinnaird et l’une des 2 chaloupes. Malheureusement le mauvais temps ne permet pas de prolonger les recherches. Le navire ne parvient à revenir qu’en janvier 1852. Le corps de Gardiner et son journal sont retrouvés. Celui-ci s’arrête le 5 septembre 1851 : « Grandes et merveilleuses sont les grâces de l’amour de mon bon Dieu. Il m’a maintenu jusqu’à présent, et quatre jours durant, sans nourriture corporelle, sans souffrance aucune de faim ni de soif. ».
La grotte où l’équipe s’était tragiquement réfugiée porte désormais le nom de Gardiner.


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